Programmation militaire : discours de Dominique Voynet au Sénat

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues,

A quoi bon cette séance ? Il nous est demandé d’examiner ce soir un texte important, qui marque, comme toute loi de programmation, nous a dit tout ? l’heure le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, une étape majeure.

Chacun le sait, le Gouvernement veut aller vite : l’objectif est d’obtenir un vote conforme des deux assemblées dans les meilleurs délais, au motif d’un retard, certes considérable, pris dans l’examen de ce texte et de l’urgence qu’il y aurait ? l’examiner, alors qu’il a été adopté par le conseil des ministres le 29 octobre 2008 et qu’il concerne, entre autres, les dépenses militaires de la période 2009-2014. Je dis « entre autres » parce qu’on aura bien noté qu’il comporte également des dispositions hétérogènes, sinon hétéroclites, concernant notamment le secret-défense et la restructuration de certaines entreprises liées ? la défense.

Les députés de la majorité, qui, eux, ont été autorisés ? déposer des amendements, et les sénateurs seront d’accord sur un point. Ces arguments, le retard et l’urgence, pourraient être recevables. Mais ils le seraient réellement si l’essentiel du retard pris n’était pas de la seule responsabilité du Gouvernement, qui, ces derniers mois, a choisi de surcharger l’agenda parlementaire de textes de circonstance, aussi souvent inutiles qu’invraisemblablement rédigés. Ils le seraient encore si l’urgence, que l’on invoque en toute occasion depuis le début de cette session parlementaire, n’avait été si souvent déclarée pour limiter le rôle du Parlement, d’autant plus concrètement méprisé que l’on prétend vouloir revaloriser son travail.

Les députés de la majorité ont été autorisés ? déposer des amendements, disais-je, sur des points qui – il est permis de le penser – ne sont pas absolument essentiels, comme l’accélération des procédures permettant d’attribuer des décorations ? des personnels engagés dans des opérations extérieures. Les sénateurs de la majorité sont au régime sec, ? tel point qu’ils n’ont pu déposer aucun amendement en commission sur un texte de dix-sept articles et auquel un rapport de plus de cinquante pages est annexé.

Lors de l’examen en commission des amendements déposés par les seuls sénateurs de l’opposition, on a pu entendre des membres de la majorité dire, avec du regret dans la voix : « ah ! ça, c’est intéressant ; si on ne nous avait pas demandé de voter conforme, on l’aurait pris ! »

Le Sénat n’aura droit, sur ce projet de loi relatif ? la programmation militaire pour les cinq prochaines années, qu’? une seule lecture. Mais, si je m’en réfère ? nos travaux des derniers mois, il aura débattu ? deux reprises des manèges forains et des chiens dangereux ! Deux sujets dont, sans chercher ? moquer l’importance, on peut légitimement considérer qu’ils relèvent de questions moins cruciales pour l’avenir de notre pays qu’un projet de loi de programmation militaire censé traduire les ambitions d’un Livre blanc qui a tout de même fait l’objet de dizaines d’auditions et d’un travail important de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et prévoit un effort budgétaire important de la nation.

Ce Livre blanc a suscité des analyses critiques, souvent pertinentes, qui méritaient une réponse sérieuse. Je crois savoir qu’on a déployé beaucoup plus d’énergie ? conduire une enquête minutieuse destinée ? identifier les membres du groupe Surcouf qu’? apporter des réponses concrètes.

Le Gouvernement maltraite le Parlement, c’est un fait entendu. Faut-il pour autant amplifier ce phénomène, en faisant en sorte que ce dernier renonce ? ses droits ? Personne n’oblige les sénateurs ? renoncer ? leur droit d’amendement !

Certains sur ces travées vont peut-être s’en offusquer, mais le Sénat, qui a su ? d’autres moments résister ? la volonté du Gouvernement pour améliorer un texte – par exemple le projet de loi portant réforme de l’hôpital – ou pour refuser de remettre en cause un dispositif utile – comme celui qui protège le pourcentage de logements sociaux dans la loi de mobilisation pour le logement, présentée récemment par l’ex-ministre Christine Boutin –, ne devrait pas renoncer ? une expression autonome, au motif que le président du groupe aujourd’hui majoritaire est devenu récemment ministre chargé des relations avec le Parlement, ou que le président d’un autre groupe, qui a su faire preuve par le passé d’une remarquable autonomie dans des moments importants de la vie de notre institution, a lui aussi hérité d’un portefeuille.

Il me revient maintenant de vous convaincre de l’irrecevabilité de ce projet de loi, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au sens de l’article 44, alinéa 2, du règlement du Sénat.

Outre les dispositions relatives ? l’extension du secret- défense, sur lesquelles je reviendrai tout ? l’heure, deux motifs au moins m’incitent ? demander au Gouvernement de revoir sa copie.

Premièrement, ce projet de loi relatif ? la programmation militaire est soumis ? notre examen alors même que le Livre blanc, qui est censé l’inspirer, n’a pas été adopté par le Parlement.

Résumons-nous : nous sommes en juillet 2009 et le Sénat examine un texte qui, théoriquement, est en vigueur depuis le 1er janvier dernier. Ce projet de loi met en œuvre les orientations d’un Livre blanc qui n’a pas été soumis ? l’approbation du Parlement. Et, pour clore le chapitre, il est instamment demandé au Sénat, afin d’éviter les pénibles atermoiements d’une seconde lecture, de bien vouloir se conformer au texte qui a été voté par l’Assemblée nationale.

Pourtant, le Livre blanc devait proposer une stratégie globale de défense et de sécurité nationale pour les quinze prochaines années, selon la lettre de mission adressée par le Président de la République ? Jean-Claude Mallet, qui a présidé, de janvier 2007 ? juin 2008, les travaux d’une commission réunissant experts, civils et militaires, personnalités qualifiées et parlementaires.

Le précédent Livre blanc datait de 1994. Entre-temps, le monde a changé : il s’avérait nécessaire de redéfinir la stratégie de défense et de réorganiser les pouvoirs publics en conséquence, via une révision de l’ordonnance du 7 janvier 1959, rédigée dans un contexte historique et stratégique radicalement différent du nôtre.

On se souvient de la démission des parlementaires Patricia Adam, députée, et Didier Boulaud, sénateur, le 8 avril 2008, préoccupés ? l’idée que les décisions importantes se prenaient ? l’Élysée, sans égard pour le travail conduit par la commission.

Dès la parution du Livre blanc, présenté ? la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, nous avons demandé au Gouvernement de préciser ses intentions : un projet de loi pour traduire les orientations du Livre blanc ? Un débat, répondit le ministre ? Didier Boulaud le 30 mai 2008 ! Un débat sans vote eut donc lieu le jeudi 26 juin 2008, ? quelques jours du début d’une présidence française de l’Union dont il était dit qu’en matière de défense elle ferait date. Le débat fut agréable ; nous espérions qu’il fût utile… Au cours de ce débat, le ministre confirma qu’« au regard des avancées de l’Europe de la défense, la France se montre ouverte, sous certaines conditions, ? l’idée de retrouver sa place dans le dispositif militaire de l’Alliance atlantique, sauf pour les questions nucléaires ».

On connaît la suite : la présidence française de l’Union, productive dans d’autres domaines, s’est terminée sans avancée notable dans le domaine de la défense. Quelques mois plus tard, le Président de la République décidait le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, décision avalisée au sommet de Strasbourg-Kehl. Quiconque se soucie du fonctionnement des institutions ne l’aura pas oublié : nombre de députés de la majorité s’y étant montrés franchement hostiles, le Premier ministre a choisi d’engager la responsabilité de son gouvernement sur les questions de politique étrangère le 17 mars 2009. Dans la foulée, le Président de la République faisait connaître sa position par courrier aux dirigeants de l’OTAN, une bonne semaine avant qu’un os ne soit donné ? ronger aux sénateurs…Devinez quoi : un autre débat sans vote !

Le Livre blanc, rédigé avant même que cette orientation ait été arrêtée, n’en tient pas compte, tout comme il ignore l’infléchissement de la position américaine et les ouvertures faites par le nouveau président de ce grand pays en matière de nucléaire militaire : réduire le rôle des armes nucléaires et mettre un terme ? la production de matières fissiles de qualité militaire pour préparer un monde sans armes nucléaires. Dans le monde entier, on a salué les paroles fortes de Barack Obama ? Prague. En France, on a évacué la question d’un revers de main, en considérant qu’il ne s’était rien passé, qu’il n’y avait l? rien de nouveau dont il eût fallu tenir compte.

Autre sujet de préoccupation : le texte consacre le renforcement des pouvoirs du Président de la République et de son « domaine réservé », et sa main mise totale sur les questions de défense et de sécurité, au motif d’inscrire l’effort de défense dans le cadre plus large de la sécurité nationale. En présidant le Conseil de défense et de sécurité nationale, aux compétences élargies, le chef de l’État empiète sur les responsabilités hier dévolues au Gouvernement et ? son chef, réduit ? une portion de plus en plus congrue. Comment admettre qu’au motif de prendre en compte les aspects non strictement militaires de la sécurité nationale on procède, au lieu de revaloriser le rôle du Premier ministre, chef d’orchestre et arbitre, ? une sorte de redistribution des rôles au sein du Gouvernement, au profit du ministre de l’intérieur, et au détriment du ministre de la défense, comme l’indique le transfert de la gendarmerie, désormais placée sous l’autorité du premier ?

J’en viens maintenant au point le plus préoccupant peut-être du projet de loi, qui justifie ? lui seul le vote de la motion que je vous soumets. Les articles 12 et suivants de celui-ci étendent ainsi les dispositions visant ? protéger les intérêts fondamentaux de la nation au moyen du secret-défense. Il s’agit non plus seulement de couvrir du secret un certain nombre de documents, mais d’étendre ce secret ? des lieux, selon des modalités dont j’ai cru comprendre que quelques-uns mêmes des responsables de la majorité les jugeaient par trop discrétionnaires, et sur lesquelles ils n’ont pas manqué d’exprimer des réserves.

Ces réserves, nous les partageons. Elles doivent fonder le rejet de ce projet de loi. Robert Badinter a évoqué ces questions dans la discussion générale, et nous reprenons son argumentation ? notre compte.

Les dispositions de l’article 12 entrent en contradiction avec l’esprit de nos lois fondamentales. Je m’appuie pour le dire sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relatif ? la séparation des pouvoirs. Que dit-il ? « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

Le Conseil constitutionnel a rappelé « l’indépendance de l’autorité judiciaire » dans sa décision du 1er mars 2007 et l’interdiction de porter des « atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction » dans ses décisions du 23 juillet 1999 et du 19 janvier 2006. Il a aussi jugé qu’au regard du principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, il n’appartient « ni au législateur ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions, d’adresser ? celles-ci des injonctions et de se substituer ? elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence ».

Si j’ai bien compris la portée de ces décisions, et considérant la mésaventure advenue au Gouvernement – la censure de son texte par le Conseil constitutionnel – quand il a cherché ? substituer le législateur ? l’autorité judiciaire via une autorité administrative dans la loi HADOPI, je ne vois pas comment nous pourrions considérer que le texte qui est aujourd’hui soumis ? notre examen est conforme ? l’esprit du droit. En effet, l’exigence constitutionnelle de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire est ici méprisée.

Je pense, bien sûr, ? l’établissement de la liste des lieux classés secret-défense, qui relève de la compétence discrétionnaire de l’exécutif, sur simple avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale. Dans le scénario que vous nous proposez, monsieur le ministre, je ne vois pas quelle est la place du Conseil d’État.

Je pense encore au régime de perquisition applicable, qui impose qu’une « déclassification » ait été décidée ? la demande du magistrat. Elle relève de la compétence discrétionnaire de l’autorité administrative dans votre texte, sur simple avis de la Commission consultative, sans recours possible.

Le délit de dissimulation vise uniquement les lieux abritant des éléments couverts par le secret-défense, et non les lieux classifiés en tant que tels.

Cette loi offre donc au Gouvernement le privilège discrétionnaire, sans recours possible, sans examen contradictoire, sans qu’aucune autorité indépendante du pouvoir lui-même ne puisse être saisie, de créer des zones de non-droit législatif.

L’État est évidemment amené, au moyen du secret-défense, ? protéger les intérêts stratégiques fondamentaux du pays. Personne ne le conteste, et cela existe déj? . Je vous demande donc non pas de justifier l’usage du secret-défense, monsieur le ministre, mais de nous expliquer pour quelle raison son usage devrait aujourd’hui être étendu dans les termes proposés par le projet de loi.

La loi est toujours affaire de conciliation et d’arbitrage. En l’espèce, il s’agit de concilier l’exigence de défense des intérêts fondamentaux de notre pays et les exigences, tout aussi cruciales, de séparation des pouvoirs, d’indépendance de l’autorité judiciaire et de protection des libertés fondamentales, en l’occurrence la liberté d’information. Dans votre texte, le déséquilibre est patent.

Je veux ajouter ici que ces dispositions sur le secret-défense auront en outre des effets immédiats sur le travail des magistrats, qui s’ajouteront aux conséquences d’une autre réforme portée par la majorité, la suppression des juges d’instruction.

Le Président de la République a cru bon de qualifier de fable certains propos tenus par des magistrats et par les familles des victimes de l’attentat de Karachi. Je ne partage pas, vous vous en doutez, ces propos, et encore moins la désinvolture avec laquelle ils ont été prononcés, s’agissant d’un sujet particulièrement grave et douloureux. Mais je veux croire que le souci de justice est largement partagé dans cet hémicycle, que nous pourrons avancer en toute indépendance et que les magistrats pourront travailler en toute sérénité, sans être l’objet de pressions d’aucune sorte ou de freins ? leur enquête. Je ne vois pas bien comment, en conjuguant la suppression des juges d’instruction et l’extension discrétionnaire du secret-défense, vous pouvez espérer, sur un sujet aussi grave, que l’enquête puisse se dérouler dans de bonnes conditions.

Si les dispositions de l’article 12 devaient aujourd’hui être approuvées par le Sénat, comme nous y enjoignent le Gouvernement et les responsables du groupe UMP, si notre assemblée décidait d’ignorer les réserves formulées sur ce point par quelques-unes des plus éminentes figures de la majorité, que se passerait-il ? Il serait de facto impossible d’aller saisir, dans un ministère ou une entreprise, les contrats litigieux, les documents compromettants et les éléments douteux. Il serait impossible de traquer la corruption, d’arrêter ses responsables et de les sanctionner.

Le secret-défense sera donc utile, en temps de paix, ? protéger la délinquance financière, les bénéficiaires de commissions et de rétro-commissions, les bandes organisées en col blanc.

Je ne peux pas croire, monsieur le ministre, que tel soit l’objectif du Président de la République et de sa majorité, et j’espère que vous saurez, sur ce point, me répondre autrement que par la dénégation indignée ou la dénonciation de je ne sais quelle fable.

Le Sénat s’honorerait ? déclarer irrecevable ce projet de loi qui, vicié dans son principe même, instrument d’une réduction des libertés publiques par l’extension du domaine du secret, exprime si fort la volonté du pouvoir exécutif d’incarner seul toutes les autorités.

Pour lire l’intervention dans son contexte, se reporter au[ compte-rendu intégral de la séance du 15 juillet.|http://senat.fr/seances/s200907/s20090715/s20090715015.html#par_4162|fr]

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