Pourquoi bloquer le prix de l’essence ne suffira pas
La règle du jeu semble désormais solidement établie ; dérisoire ou essentiel, chaque thème ne jouit en campagne électorale que d’une brève espérance de vie. Dans quelques heures, quelques jours au plus, c’est d’un autre sujet qu’il faudra disserter.
Aujourd’hui, c’est le prix de l’essence qui s’invite dans la campagne. Et on a envie de supplier analystes, sondeurs et éditorialistes de prendre le temps d’y réfléchir, sans se laisser griser par le brouhaha ambiant, l’ivresse des petites phrases, ou les 140 caractères d’un message posté sur un réseau social.
Parce que le prix de l’essence touche chacun au quotidien, d’une façon extraordinairement concrète ? Évidemment. Mais pas seulement. Car le prix de l’essence, et la pression toujours plus lourde qu’il fait peser sur le budget de millions de ménages, constitue un révélateur saisissant des liens entre nos vies quotidiennes et le mécanisme global d’exploitation des ressources naturelles sur lequel elles reposent. Le prix de l’essence, c’est à la fois l’addition qui s’affiche à la pompe, ici, et la matière première que l’on extrait du sous-sol, bien plus loin.
Et si l’élection présidentielle ne servait pas seulement à choisir le chef de l’État ? Mais aussi à éclairer les conditions dans lesquelles, une fois élu, le Président devra agir ? À dire, au fond, la vérité sur le monde qui vient, sans rien taire des difficultés, des changements en cours, des illusions dont nous devrons nous défaire ?
Renouveler des ressources non-renouvelables ?
Ce monde sera différent, très différent de ce que nous avons connu. On peut choisir de l’ignorer. Mais ce que nous aurons obsessionnellement refoulé se rappellera à nous. Qui ignore au fond que les records de prix de 2011 viennent après de précédents records, qui firent aussi la une de l’actualité, avant d’être balayés des écrans médiatiques ? Que la tendance est à l’augmentation des prix des carburants depuis déjà plusieurs années ? Qu’elle est, pour employer le jargon des économistes, « structurelle », et non de simple conjoncture ? Et qu’elle va continuer de s’aggraver ? Autrement dit, ce n’est pas la faiblesse de l’euro qui en constitue le principal moteur, mais le fait de l’extrême addiction du monde – le monde, pas seulement la France – au pétrole.
Cruelle évidence : les ressources non renouvelables ne sont pas renouvelables. La demande mondiale de pétrole et d’hydrocarbures continue d’augmenter, à peine freinée par la faiblesse de l’activité économique. Année après année, la ressource s’épuise. Conclusion aussi simple que vertigineuse : nous paierons plus cher, toujours plus cher dans les prochaines années, le pétrole si précieux pour nos vies, telles du moins qu’elles s’organisent aujourd’hui.
Les théoriciens du mouvement des « villes en transition » posent une question simple pour appréhender l’impact des changements à venir : « qu’est-ce qui, dans la pièce où je me trouve, n’a pas été fabriqué, produit, transporté, à partir de pétrole ? » Faire l’exercice régulièrement, j’en conviens, donne le vertige.
Cette question ne devrait-elle pas être au cœur des débats de l’élection présidentielle ? Nous entrons, pour reprendre la formule de Paul Valéry, dans le temps du monde fini. Des ressources qui semblaient inépuisables vont s’épuiser, à l’horizon d’une ou deux générations humaines. Parce qu’elles sont cruciales, et que nous peinons à imaginer un monde où elles pourraient nous manquer, nous préférerions n’en rien dire ? Comme nous préférons ne rien dire des dérèglements climatiques pourtant tragiquement certains, des dérèglements dont ceux qui se contentent de promettre que le monde ne changera pas, tenteront peut-être un jour de rendre les écologistes responsables, pour n’avoir pas su les empêcher de foncer dans le mur ?
Un tarif social des carburants
Bloquer pour un temps (car évidemment, ce ne pourra être que pour un temps) les prix des carburants à la pompe ? C’est acceptable, provisoirement, le temps de faire face et de s’adapter, mais ça ne règle rien au fond : d’une manière ou d’une autre, il faudra bien s’acquitter de la facture, soit à la station-service soit comme contribuable. D’ailleurs, sur ce terrain du « provisoire », il serait autrement plus juste de mettre en place, comme le proposent les écologistes, un tarif social des carburants (et des hydrocarbures de chauffage), bénéficiant à ceux qui sont le plus touchés par la hausse des prix.
La dépense publique n’a pas vocation, après tout, à subventionner les usages irrationnels de l’énergie, parmi lesquels on rangera les monstres automobiles sur-consommateurs de carburant, que ne peuvent pas s’offrir ceux qui doivent arbitrer entre payer les factures de chauffage et faire le plein de la voiture.
Restera la question de fond, que seuls, hélas, abordent aujourd’hui les écologistes. Décrocher ! Combattre l’addiction ! Engager dans les actes la transition énergétique. Considérer celle-ci comme une priorité cardinale : on ne réduira pas la pauvreté ; on ne recoudra pas les fractures territoriales qui minent notre pays ; on ne permettra, enfin, aucune sortie durable de crise, si l’on n’engage pas cette mutation.
La transition énergétique n’est pas un « petit sujet ». C’est la question majeure posée aujourd’hui aux citoyens et aux dirigeants politiques. Il ne s’agit pas de promettre du sang et des larmes : c’est en ne changeant rien que viendront le sang et les larmes. Il s’agit de vivre autrement, car c’est la condition pour vivre bien. Et bientôt mieux.