Intervention sur le bouclier antimissile de l’OTAN

Le 9 décembre a eu lieu au Sénat un débat sur la participation de la France au projet de bouclier antimissile de l’OTAN. Dominique VOYNET est intervenue afin d’exprimer sa position.

Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames, messieurs, nous sommes réunis ce soir sur l’initiative du groupe socialiste afin de débattre du projet de défense anti-missile de l’OTAN.

Malheureusement, ce débat se tient alors même que les décisions ont déj? été prises, au sommet de Lisbonne, voil? trois semaines, sommet qui a permis l’adoption du nouveau concept stratégique de l’Alliance et l’officialisation du ralliement de la France au projet de bouclier anti-missile. D’une certaine façon, le présent débat a été, voil? trois semaines, la première victime du remaniement ; il se déroule aujourd’hui alors que les dés sont jetés. Je ne puis que le déplorer ? mon tour.

Le ralliement de la France au projet de bouclier anti-missile est pour le moins surprenant, monsieur le ministre, si l’on prend en compte les déclarations faites par votre prédécesseur, M. Hervé Morin, le 12 octobre dernier : « La défense anti-missile ne me semble un projet judicieux que pour les pays qui consacrent un effort important ? la défense et possèdent une certaine capacité de résilience. En Europe, je crains qu’un tel dispositif ne soit conçu comme une ligne Maginot… »

Ces propos complétaient admirablement ceux qu’il avait tenus le 27 avril 2010, quand il affirmait que « la défense anti-missile, pour séduisante qu’elle paraisse ? l’opinion publique, n’en constitue pas moins une erreur ».

Que penser des propos de M. Hervé Morin ? S’agit-il d’un avis trop personnel, d’un dérapage isolé ? Évidemment non : cette opinion était, et reste, largement partagée, ? gauche bien sûr, mais aussi ? droite.

N’avez-vous pas vous-même, monsieur le ministre, mis en doute la pertinence d’un retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN ? Je rappelle par ailleurs que vous avez cosigné avec Michel Rocard une tribune dans le quotidien Libération, dans laquelle vous appeliez ? un « désarmement nucléaire mondial ». Nous sommes nombreux ? y avoir alors accordé du crédit et ? y avoir vu des traces de la vérité d’un homme, de la vérité d’une nation aussi, tant cette tribune amplifiait un certain nombre d’idées qui circulaient depuis le discours de Barack Obama ? Prague.

Bien sûr, certains ont considéré que ce discours était purement tactique, qu’il était adapté ? sa cible et qu’il ne fallait pas le prendre au sérieux. D’autres, et j’en étais, ont pensé qu’il fallait prendre au mot le président américain.

Dans ces conditions, comment ne pas comprendre notre étonnement devant ce changement de pied brutal, cette volte-face abrupte du Gouvernement, entérinant une décision de principe qui n’a été discutée nulle part, ni dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ni dans la loi de programmation militaire, et encore moins dans le cadre des institutions parlementaires ?

La décision étant prise, il est sans doute moins utile d’en débattre. Il me paraît en revanche nécessaire de revenir sur cette curieuse gymnastique qui conduit des parlementaires s’étant battus, parfois pendant des décennies, pour défendre l’idée de souveraineté nationale et contre l’idée même d’un retour de la France au sein du commandement militaire de l’Alliance, ? se contorsionner pour expliquer, avec des accents de sincérité, qu’ils ont changé d’avis, qu’ils ont été mal compris et que c’est maintenant qu’il faut les écouter !

On a le droit d’en sourire ; nous l’avons fait au moment du retour au sein du commandement intégré de l’Alliance. Faut-il aller au-del? et dénoncer l’absence de sincérité de certains intervenants, qui auraient réaffirmé avec la même bonne foi et la même apparence de sincérité l’autonomie stratégique et la souveraineté sans réserve de la France ?

Notre pays souhaiterait donc s’engager sur la voie d’une politique de défense anti-missile ? travers la mise en place d’un bouclier de défense du territoire, conçu pour être complémentaire, nous dit-on, de la dissuasion nucléaire.

J’ai eu l’occasion de dire, lors du débat budgétaire, que cette approche me paraît contradictoire avec la définition même de la dissuasion et que l’affirmation d’une complémentarité semble même miner les fondements de la dissuasion.

Il est en tout cas intéressant de noter que cette posture est le complet contre-pied de celle qui était défendue auparavant, quand la défense anti-missile était présentée comme incompatible avec la dissuasion. Il faut également prendre acte du fait que l’OTAN se réaffirme comme une alliance nucléaire.

Certains d’entre vous objecteront que la mise en place d’un bouclier de défense anti-missile pourrait contribuer au désarmement. Je pense qu’il n’en est rien. Face ? ce bouclier, grande sera en effet la tentation, pour les États non protégés, de se lancer dans une course aux armements, et, pour les États proliférants, d’améliorer leurs armes en conséquence. En définitive, la militarisation de l’espace est ? redouter.

La question la plus importante ici est celle de l’efficacité et de l’utilité d’une telle défense anti-missile.

Un bouclier infranchissable est bien sûr une utopie, et ce malgré les 200 milliards de dollars investis par les États-Unis ces quarante dernières années, dont 80 milliards depuis 2002. Ce bouclier n’offrirait qu’une protection partielle, non hermétique. Contre quoi, contre qui ? La menace est limitée ? quelques dizaines de missiles peu évolués et d’une portée inférieure ? 3 000 kilomètres, basés dans des pays proliférants tels l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Soudan, la Lybie.

Parmi ces pays, dont on voit mal pourquoi ils s’en prendraient ? l’Europe, seul l’Iran, délicatement pointé du doigt par le Président de la République ? Lisbonne, possède les moyens de représenter, ? terme, une certaine menace. Or, il ne semble pas avoir les capacités de développer seul les segments technologiques nécessaires ? la mise en orbite d’un satellite géostationnaire. Nous sommes donc face ? un adversaire quasiment virtuel, peu enclin, semble-t-il, ? se manifester par ce biais.

Les États-Unis, eu égard ? leur avance technologique et aux moyens alloués ? leur secteur de la défense, bénéficient de facto d’un poids démesuré. Cela amène ? s’interroger sur la place des autres pays, notamment européens, dans une feuille de route déj? prête et qui ne leur laissera qu’une influence minime dans la prise de décision. Ils seront sans doute invités ? financer un programme qui profitera presque totalement aux industriels américains, peu enclins ? partager leurs technologies les plus sensibles, et ignorera les priorités européennes en termes de menaces. Le danger de suprématie américaine est donc manifeste.

À cela s’ajoute un véritable problème démocratique : la prise de décision devant se faire en quelques minutes, on voit mal comment la concilier avec les procédures de l’OTAN ou comment respecter un temps de décision relevant du politique.

Quelle serait la part d’autonomie nationale dans le cadre d’une défense anti-missile otanienne ? Voil? une question qui a traversé la plupart des interventions ce soir, qu’elle soit formulée de manière explicite par ceux qui sont hostiles ? une quasi-tutelle américaine ou de façon plus prudente et plus subliminale par ceux qui font mine aujourd’hui de défendre ou de comprendre la décision du Président de la République.

Enfin, les aspects financiers du projet ne sont évidemment pas ? négliger. Celui-ci aurait un coût exorbitant pour le contribuable, au détriment de la coopération civile et militaire ou des équipements. Votre prédécesseur, M. Hervé Morin, rappelait ? juste titre qu’ « avant d’investir dans un système anti-missile, il faudrait s’assurer que nous disposons des équipements de base ». La contribution de la France ? l’OTAN, suite ? son intégration au commandement militaire intégré, va déj? passer de 140 millions d’euros ? 240 millions d’euros. Où donc aller chercher les 100 millions d’euros supplémentaires ? Cet effort ne pourra être consenti qu’au détriment des équipements militaires, entraînant l’abandon ou la remise en question du développement de certains projets. Pour l’Alliance même, investir dans la défense anti-missile hypothéquerait sans doute ses autres capacités.

L’Europe a-t-elle vraiment intérêt ? ce que la défense de son territoire passe par l’OTAN ? Un tel bouclier anti-missile ne servirait-il pas uniquement les intérêts américains ? N’est-il pas temps de développer enfin une réelle politique européenne de défense permettant aux pays de l’est de l’Europe de s’affranchir progressivement de la tutelle américaine, sans craindre une éventuelle volonté expansionniste de leur grand voisin ?

Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames, messieurs, ce débat arrive beaucoup trop tard et ne sera pas suivi d’un vote, mais j’aurais bien évidemment voté contre s’il y en avait eu un : contre un projet inutile et dispendieux, qui ne fait que repousser, une fois de plus, la mise en place d’une unité européenne en matière de défense. Je ne vois pas en une telle unité un simple instrument technique, mais aussi un projet politique, complémentaire des efforts déployés pour construire l’Europe solidaire et unie que nous sommes nombreux ? attendre sur ce continent. Je regrette de devoir constater que, une nouvelle fois, il faudra s’en passer.

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