Intervention française en Lybie
Dominique Voynet s’est exprimée, mardi 22 mars 2011, au Sénat, lors du débat qui a suivi la déclaration du Gouvernement sur les conditions de mise en application de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies sur la situation en Libye, en application de l’article 35, alinéa 2, de la Constitution.
Retrouvez son intervention.
Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, messieurs les ministres, mes chers collègues, la représentation nationale est aujourd’hui invitée ? débattre de l’opportunité, des conditions et des objectifs de l’engagement de la France dans les opérations de la coalition internationale qui intervient militairement, en ce moment même, en Libye, sous mandat de l’ONU.
C’est la première fois que nous débattons, dans cette enceinte, de la politique de notre pays dans cette partie du monde depuis que les peuples de Tunisie et d’Égypte ont remis en cause le pouvoir sans partage de ceux qui les écrasaient avec la complicité, tacite ou explicite, de notre pays.
En fait, depuis des mois, notre dialogue a été réduit ? sa plus simple expression, limité, du côté de l’opposition, ? des demandes d’explications, du côté du Gouvernement, ? justifier le comportement de ministres vacanciers, son incompréhensible aveuglement face aux révolutions arabes en Tunisie et en Égypte et le retard avec lequel la France leur a confirmé notre soutien, suscitant ainsi la colère et l’irritation tant des milieux intellectuels que de la rue dans ces pays.
Vous me permettrez de le dire, mais l’ardeur manifestée, la précipitation avec laquelle fut improvisée la reconnaissance du Conseil national de transition libyen suscitent, d’une certaine façon, le même malaise, les mêmes questionnements que les retards, tergiversations et ambiguïtés de la période récente. La diplomatie ne s’accommode pas d’impulsions et de coups ; elle suppose de la constance, de la ténacité, de la visibilité ? moyen terme, elle suppose du professionnalisme.
Aussi, monsieur le ministre d’État, vous comprendrez que nous soyons plutôt rassurés par votre arrivée ? la tête de ce ministère, même si nous ne partageons pas forcément toutes les options du Gouvernement en matière de politique étrangère.
Alors que la révolte populaire dure depuis plusieurs semaines en Libye, alors qu’il était évident, dès le départ, que le régime du tyran se lancerait, ? un moment ou ? un autre, dans une contre-offensive folle visant ? terroriser la population et ? semer la mort parmi des opposants insuffisamment armés, il est regrettable qu’il ait fallu si longtemps pour que le Parlement soit sollicité sur la politique du Gouvernement de façon plus large. Il est regrettable que, une fois encore, il soit consulté après l’engagement et non avant.
En réalité, je ne doute pas du vote du Sénat, parce que personne ici ne saurait vous reprocher ce retard. L’essentiel est qu’on ait pu enfin agir. Cela dit, il faudra, dans le calme, revenir sur les raisons qui ont conduit ? ce que nous n’ayons aucune discussion de fond depuis l’autocongratulation ? laquelle nous avons assisté, médusés, ? l’occasion de la farce de la conférence sur l’Union pour la Méditerranée.
Quand même, convenons que nos choix d’hier devront être revisités !
Nos avions bombardent aujourd’hui les bases militaires d’un État que les fabricants français ont largement fourni en armements et pour le principal dirigeant duquel a été déployé, de façon obscène, le tapis rouge lors de sa venue dans notre capitale.
D’ailleurs, il y a quelque chose de profondément étrange dans le fait d’entendre certains, ici, cracher son patronyme en y ajoutant « et sa clique », cependant que, voil? quelques mois encore, on parlait avec dévotion et respect du « président Kadhafi » ou du « colonel Kadhafi ». En fait, il s’agit d’un dictateur remis dans le jeu par le gouvernement français, malgré les attentats de Lockerbie ou la bombe placée dans un avion français, malgré les crimes de masse de juin 1996 et tant d’autres, malgré les innombrables entreprises de déstabilisation dont il s’est rendu coupable d’un point ? l’autre de l’Afrique et qui ont causé la mort, ici ou l? , de dizaines de nos compatriotes civils et militaires.
Il s’agit d’un homme redevenu suffisamment fréquentable pour que l’on envisage de faire avec lui du commerce de technologies nucléaires, certes civiles, mais particulièrement sensibles, d’un homme avec lequel on a entretenu des relations intenses, quoique parfois discrètes, dans le but explicite de lui vendre des équipements militaires et des armes, officiellement et moins officiellement.
Je parle avec précaution, monsieur le ministre d’État, pour ne pas subir, dans les jours qui viennent, le sort réservé ? Mme Joly.
J’en reviens ? la Libye.
Le 17 mars, dans la nuit, le Conseil de sécurité de l’ONU a donc adopté la résolution 1973 qui, exigeant du gouvernement libyen « un cessez-le-feu immédiat », autorise « toutes mesures nécessaires pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris ? Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen » .
Elle autorise également sous certaines conditions la création sur la Libye d’une « zone d’exclusion aérienne » en vue de « protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque », ainsi que l’application de l’embargo sur les armes et le gel des avoirs du dictateur.
Cette résolution autorise des frappes ciblées ou des interventions militaires aériennes, pas seulement, donc, sur des objectifs aériens, mais également sur des objectifs terrestres.
C’est ce mandat, rien que ce mandat, que nous devons soutenir. Cette décision est historique : elle permet ? la gouvernance mondiale de faire un pas de plus dans sa construction ; elle permet aussi de protéger la révolution sociale et démocratique arabe. Mais si ce mandat était outrepassé, cette résolution se retournerait contre ses auteurs, car la légitimité de l’intervention serait aussitôt contestée, tant par les citoyens français que par les peuples arabes et l’opinion mondiale.
Ceux-l? mêmes qui l’ont ardemment espérée, qui se sont désespérés ? l’idée qu’elle ne serait pas décidée, nous auraient sévèrement jugés si nous étions restés l’arme au pied, et seraient les premiers ? nous reprocher une intervention mal ciblée, au but ambigu, qui conduirait ? un désastre humain plus important que celui que cette résolution prétendait éviter.
À cet instant, nous pouvons dire que l’application de la résolution 1973 a d’ores et déj? permis de sauver la population de Benghazi, menacée ouvertement par le colonel Kadhafi, qui s’apprêtait ? envahir la ville après l’avoir frappée ? l’arme lourde. Ce premier succès, non négligeable, a été obtenu en dépit de la duplicité de l’annonce, non suivie d’effets, d’un cessez-le-feu de la part du dictateur libyen.
Celui-ci, qui tente désespérément de se maintenir au pouvoir, devra répondre devant la Cour pénale internationale des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité que son armée et ses mercenaires ont commis ou commettraient dans les jours et semaines ? venir.
À ce stade, cette intervention est fondée en droit aussi bien que du point de vue de la morale. Nous n’avons donc aucune raison d’appeler la France ? s’en dégager immédiatement. Et même si nous regrettons les tergiversations successives et les divisions de l’Europe, qu’agacent aussi les volte-face et le jeu parfois personnel de Paris, nous considérons comme nécessaire et incontournable de poursuivre cette opération.
Cependant, nous serons extrêmement attentifs ? ce que cette intervention, dont vous prétendez assez vaniteusement prendre la tête, demeure dans des limites précises. Si ces dernières devaient être élargies de façon très significative, il serait nécessaire que les Nations unies l’aient décidé et que la représentation nationale soit ? nouveau saisie de cette question.
Quelles sont donc ces limites ?
Il faut que les frappes militaires soient strictement limitées aux nécessités de la protection des populations ; qu’elles n’aient pas comme résultat, par des blessures et des morts civils tragiquement inutiles, de ressouder les rangs, en Libye comme ailleurs, autour du dictateur ; que priorité absolue soit donnée, en matière militaire, ? l’équipement et au déploiement de moyens au profit de la résistance intérieure libyenne elle-même ; que les seules formes d’engagement terrestres, s’il devait y en avoir ? la frontière de la résolution de l’ONU, soient limitées au soutien logistique de ceux qui agissent auprès des populations dans un but humanitaire et au soutien des migrants aujourd’hui encore en errance sur le sol libyen.
Le conflit oppose une insurrection armée dirigée par le Conseil national de transition ? un gouvernement devenu illégitime. Nous devons appuyer et soutenir le Conseil national de transition, en lui livrant des moyens, y compris militaires, pour se défendre et contre-attaquer. Ce n’est pas ? nous de chasser Kadhafi : cela donnerait du grain ? moudre ? ceux qui taxent cette intervention sous mandat de l’ONU de nouvelle « croisade ». C’est l’une des raisons les plus sérieuses pour lesquelles il est hors de question que le commandement de l’OTAN dirige les opérations.
Évidemment, il ne faut pas négliger le risque de l’enlisement militaire et de la partition de facto du pays. Nous savons quand commence une guerre, nous ne savons jamais comment elle se termine !
La coordination avec la Ligue arabe est indispensable. Si cette dernière sort de la coalition, la question de la légitimité de l’usage de la force devra, bien sûr, être de nouveau posée.
La non-implication des grands pays émergents, des pays africains, de notre partenaire européen le plus solide, c’est-? -dire l’Allemagne, le refus de s’engager des pays de l’ALBA, les prises de position ? géométrie variable de la Ligue arabe doivent en effet être pris sérieusement en compte.
Cette intervention ne sera une réussite que si elle respecte scrupuleusement le droit international, y compris celui de la guerre, et les termes de la résolution des Nations unies.
S’il est nécessaire de reconnaître le CNT, il faut aussi admettre que la fiabilité de ses dirigeants peut poser problème. Ce sont le plus souvent d’anciens proches de Kadhafi, tels l’ancien ministre de l’intérieur, compagnon d’arme du colonel depuis quarante-deux ans, ou l’ancien ministre de la justice, ou encore Mahmoud Jibril Ibrahim al-Wourfalli, ancien ministre du plan et proche du fils de Kadhafi, Saïf al-Islam, chargé des relations avec les firmes et les gouvernements occidentaux.
Vous avez eu raison de pointer la difficulté, l’impossibilité pratique ? identifier des partenaires qui soient expérimentés tout en n’ayant jamais été en relation avec le dictateur. Il n’empêche qu’il faudra probablement veiller ? soutenir au moins autant les efforts d’une société civile libyenne désorganisée que ceux des renards expérimentés qui, ayant senti le vent tourner, se seraient reconstitués en quelques semaines une façade présentable.
La France a eu raison de dénoncer la dérive meurtrière du chef de la Jamahiriya – celui-ci, prêt ? tout pour se maintenir au pouvoir, a commis des actes absolument horribles contre son peuple –, mais elle l’a longtemps courtisé pour son pétrole.
J’ai évoqué tout ? l’heure la question des ventes d’armes. Je n’ai rien dit du pétrole, ni de l’hypocrisie de l’Union européenne et de ses pays membres, notamment l’Italie et la France, qui en sont conjointement responsables et qui ont érigé la Libye du colonel Kadhafi en vigile de la « forteresse Europe ». La rive nord de la Méditerranée n’a pas hésité ? lui donner pour mandat de contenir les arrivées de migrants du continent africain qui tentent de rejoindre l' »eldorado » européen ? partir de la Libye.
Voil? encore un sujet qui devra être abordé sans tabou.
Quelles sont donc, je le répète, les limites de cette opération ?
Il faut que le but politique final affiché soit clairement la constitution d’un gouvernement de transition et la tenue d’élections libres, le maintien de l’intégrité territoriale et la réconciliation sans représailles, d’où qu’elles viennent, entre les populations et les différents territoires de la Libye, ainsi que le démantèlement des structures répressives – milices et garde prétorienne – du régime du dictateur.
Enfin, il est nécessaire qu’aucune modification n’intervienne dans ce délai en ce qui concerne le statut de la propriété et de l’extraction du pétrole, dans aucune partie du sol du pays, et que les compagnies anglaises ou françaises se tiennent ? distance respectable de ces gisements.
Monsieur le ministre d’État, messieurs les ministres, mes chers collègues, il est probable qu’une majorité de nos concitoyens considèrent aujourd’hui cette intervention comme justifiée.
Toutefois, si nous voulons que cette opération conserve sur la durée le capital de sympathie nécessaire pour que les Libyens eux-mêmes atteignent leurs objectifs, il convient d’en lever les ambiguïtés et de dissiper le halo de suspicion et de défiance né des revirements et volte-face successifs des gouvernements français dans la région.
Monsieur le ministre d’État, messieurs les ministres, mes chers collègues, il n’y a pas de guerre juste, il n’y a pas de guerre propre. Devoir faire la guerre, devoir s’y résoudre relève toujours d’un constat d’échec. Des efforts destinés en amont ? désamorcer les crises, ? réduire les tensions, n’ont pas été déployés, ou pas ? temps : voil? ce qui s’est passé en l’occurrence. Et si nous pouvons convenir avec Rony Brauman que « la guerre n’est pas la solution », aucun de nous – il faut l’admettre – ne pouvait accepter que l’on ne fît rien.
J’apprécie et j’approuve les termes qui ont été employés tout ? l’heure par François Fillon, évoquant le drame palestinien et la blessure béante que l’injustice faite aux Palestiniens constitue pour nous tous et pour la paix dans toute la région.
Quand ils commencent, personne ne sait jamais par quelles étapes tortueuses passent les processus révolutionnaires, ni où ils s’achèveront.
Ceux qui sont en cours montrent que les peuples arabes ne sont pas condamnés au choix terrible entre différentes catégories de dictatures. Ils aspirent ? la liberté et ? la démocratie, que celles-ci s’installent en six mois ou en dix ans.
Notre responsabilité ? tous est de sortir de la menace de la guerre des civilisations qui, trop longtemps agitée, nous a réduits ? l’impuissance. Après le temps de la guerre viendra celui du dialogue, et je m’en réjouis. «