Débat sur le désarmement nucléaire au Sénat
Mardi 23 mars se tenait au Sénat un débat sur le désarmement nucléaire. Celui-ci faisait suite ? la publication d’un rapport de Jean-Pierre Chevènement sur le sujet. Il avait lieu ? un moment particulier : alors qu’une conférence quinquennale d’examen du traité de non-prolifération nucléaire aura lieu ? New York en mai prochain, Etats-Unis et Russie viennent d’annoncer un nouvel effort de réduction de leur stock de têtes nucléaires. Moment opportun pour se pencher sur la politique française en la matière… Retrouvez l’intervention de Dominique Voynet.
« Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues,
Nous sommes invités ? débattre du désarmement nucléaire et de la sécurité de la France sur le fondement d’un rapport d’information, dont il faut noter qu’il n’a été distribué que mercredi dernier, le 17 mars, soit cinq jours avant le débat, et non le 24 février comme l’indique le site internet du Sénat. « Nucléaire et transparence », le débat ne date pas d’hier. Qu’importe …
Ce débat tombe ? point nommé, puisqu’il a lieu entre le vote, il y a quelques mois seulement, de la loi relative ? la programmation militaire, qui se voulait l’expression du Livre blanc définissant la stratégie de défense et de sécurité de la France, et la conférence quinquennale d’examen du traité de non-prolifération, qui se déroulera au mois de mai ? New York, alors que les traités START sont arrivés ? échéance en décembre dernier.
J’ai lu votre rapport avec un réel intérêt, monsieur Chevènement. Décidément, ai-je pensé, il a coulé beaucoup d’eau dans le lit de la Savoureuse ? Belfort depuis que nous manifestions ensemble contre l’implantation de missiles Pluton ? Bourogne… J’ai été convaincue de la chausse-trape dans laquelle nous conduisent vos recommandations et d’où il sera ensuite difficile de s’échapper.
Ce rapport est suffisamment honnête pour admettre que, si le TNP constitue effectivement la clé de voûte de l’ordre nucléaire mondial, il n’a finalement pas permis d’empêcher la prolifération nucléaire, ce qui constituait pourtant son principal objectif.
Le principal effort de désarmement nucléaire accompli dans le monde ne peut d’ailleurs être porté de façon directe au crédit du TNP. Il découle plutôt des accords bilatéraux entre les États-Unis et la Russie, qui ont pu, après la fin de la guerre froide, réduire ainsi considérablement leurs stocks de têtes nucléaires. Parmi les trois autres pays qui détenaient déj? l’arme nucléaire avant la signature du TNP en 1968, le Royaume-Uni et la France ont certes diminué aussi leurs arsenaux, mais la Chine est au contraire dans une phase de développement en la matière.
Le rapport rappelle aussi que d’autres États ont finalement eu accès ? l’arme nucléaire. Israël, l’Inde et le Pakistan, non signataires du traité, ont bénéficié de l’appui politique et technologique plus ou moins discret des cinq premiers détenteurs de l’arme nucléaire. Par le TNP, ces cinq pays s’engageaient pourtant ? ne pas contribuer ? la prolifération.
De ce fait, alors que les fondements mêmes du TNP sont ainsi reniés, par opportunité politique, d’autres pays ont revendiqué, eux aussi, un droit ? l’arme nucléaire. La Corée du Nord a mené ? bien son programme nucléaire militaire, au nez et ? la barbe de l’AIEA. En Iran, il a fallu que l’opposition politique, au sein même du pays, alerte l’AIEA, jusque-l? aveugle et sourde, sur l’existence d’installations d’enrichissement d’uranium ? Ispahan et ? Natanz.
Ce rapport admet d’ailleurs volontiers que la finalité exclusivement civile des activités d’enrichissement d’uranium, en Iran, n’a pu être attestée.
Il reconnaît aussi que, devant un pays comme l’Iran, qui revendique, conformément au TNP, le droit de développer sa technologie nucléaire civile, il n’est pas clair de déterminer ? partir de quel moment une situation de non-respect du traité peut être établie, si ce n’est devant le fait accompli, lorsque l’État en question finit par annoncer qu’il détient l’arme nucléaire.
Et pour cause, car on sait que l’usage civil et l’usage militaire de l’énergie nucléaire requièrent tous deux des combustibles similaires, obtenus par des filières identiques. Ce qui distingue sa fonction militaire de son seul volet civil, c’est l’ampleur de l’enrichissement de la matière.
Une fois ce constat établi, et sauf ? renoncer ? l’espoir d’un monde sans armes nucléaires de notre vivant, il convient de se pencher, au-del? des discours convenus sur la nécessité d’un désarmement nucléaire total, sur les solutions concrètes ? mettre en œuvre.
Or, vous recommandez, monsieur Chevènement, de poursuivre et d’amplifier la logique qui a mené ? la montée des tensions que nous connaissons aujourd’hui. Vous êtes certes favorable ? la diminution des stocks d’armes nucléaires, mais vous ajoutez que, compte tenu de la disproportion qui existe et que personne ne nie, entre les arsenaux des États-Unis et de la Russie et ceux des autres pays dotés de l’arme nucléaire, ces deux pays doivent montrer le chemin en suivant l’exemplarité française. Mais, permettez-moi de vous le demander, de quelle exemplarité parlons-nous ? De celle qui a fait de la France un des principaux vecteurs de la prolifération dans le monde ? De celle qui lui a fait attendre un demi-siècle avant de reconnaître que ses essais nucléaires avaient fait des victimes ?
Vous appelez aussi au renforcement des mesures préventives et coercitives pour lutter contre la prolifération, mais vous souhaitez dans le même temps promouvoir l’accès au nucléaire civil, en écho aux propos récents du Président de la République se déclarant prêt ? « aider tout pays qui veut se doter de l’énergie nucléaire civile », et ce alors que le nucléaire civil – c’est un fait, pas une opinion – constitue dans la plupart des cas l’antichambre du nucléaire militaire.
Certes, le traité le permet. Mais convenez qu’il y a un fossé profond entre le fait de répondre aux demandes d’États qui manifesteraient un intérêt pour ces technologies et le fait de « relancer la promotion de l’énergie nucléaire », dites-vous, « des activités nucléaires pacifiques », dit le traité.
Est-ce bien raisonnable ? La liste des États avec lesquels coopère la France apporte un début de réponse : après le Japon, la Russie, la Chine ou le Brésil, les nouveaux venus sont la Libye, l’Inde, l’Algérie, la Tunisie, la Jordanie, les Émirats Arabes Unis ou la Syrie. La plupart d’entre eux sont déj? ou seront bientôt des états du seuil, capables de se doter d’armes nucléaires au cours des années ? venir. Comment, dès lors, nier le caractère potentiellement proliférant de toute industrie nucléaire civile ?
Votre posture vous conduit ? affirmer qu’il ne saurait être question de demander ? notre pays de poursuivre la réduction de ses capacités aussi longtemps que les forces nucléaires américaines et russes, tous types d’armes confondus, ne seront pas ramenées ? des niveaux de l’ordre de quelques centaines d’armes nucléaires, elle vous conduit ? douter ? voix haute de l’engagement de Barack Obama, pris ? Prague, un engagement dont vous analysez de façon fine les ambiguïtés bien réelles et les arrière-pensées. Cette posture est largement contestée, d’un point de vue politique comme d’un point de vue militaire, par des hommes comme Alain Juppé et Michel Rocard en passant par Alain Richard. Tous pointent l’intérêt de signaux clairs destinés ? consolider la foi et la détermination en matière de désarmement de Barack Obama et de Dmitri Medvedev. Il n’est pas exclu d’ailleurs que, dans ce domaine comme dans d’autres, la question se pose bientôt de façon assez différente, au regard du coût de ces armes et du souci d’utilisation optimale des ressources dans un contexte de crise économique et financière sévère. Il n’est pas étonnant, ? cet égard, que des initiatives, qui permettront de réduire le recours aux armes nucléaires, soient prises de façon pragmatique. Je pense aux discussions en cours entre Britanniques et Français pour organiser de façon coordonnée la « permanence ? la mer ».
Vous appelez enfin ? l’entrée en vigueur de nouveaux traités interdisant ? l’avenir les essais nucléaires et la production de matières fissiles. Il semble effectivement positif d’encourager ces démarches mais, tant que des pays pourront dissimuler le volet militaire de leur exploitation de l’énergie nucléaire, on peut craindre que ces vœux ne restent pieux.
En réalité, ce rapport pose ouvertement, en introduction de son titre II, la question de l’intérêt même du désarmement nucléaire, qui pourrait causer la perte de la capacité de dissuasion. Or, si la stratégie de dissuasion nucléaire de la France pouvait stratégiquement, sinon déontologiquement ou éthiquement, se justifier dans le contexte de la guerre froide, les réalités géopolitiques ont changé. La dissuasion nucléaire n’est plus adaptée aux nouvelles menaces qui pèsent ? présent sur les États. Pire, elle favorise la prolifération ; son coût est exorbitant et nuit du même coup au développement des forces d’interposition et de maintien de la paix, ainsi qu’? la contribution française ? l’Europe de la défense.
Votre rapport insiste sur le lien entre le désarmement et la résolution des conflits, mais convenez avec moi que reporter la dénucléarisation de la région ? l’établissement d’une paix juste au Proche-Orient, au moment ou Benjamin Netanyahu, ? Washington, confirme son intention de poursuivre des constructions destinées aux colons ? Jérusalem-Est, a quelque chose de désespéré.
Pour conclure, je ne vais pas vous surprendre en déplorant ? nouveau que la position française soit largement liée ? la volonté de promouvoir le nucléaire civil, sans précautions suffisantes. Il est temps pour la France de se montrer responsable, comme le prétend ce rapport, et d’en finir avec cette habitude si peu démocratique, mise en évidence par Jean-Louis Carrère, de régler les questions nucléaires en cénacle restreint, sans que l’opinion semble décidée ? s’en emparer, ce que, pour ma part, je souhaiterais.
L’idéologie abolitionniste est dans l’air du temps, dites-vous avec ce mélange de mépris et cette distance ironique dont vous gratifiez toute opinion différente de la vôtre. Il se trouve pourtant que c’est celle de nombreux pays européens, notamment notre allié le plus proche et le plus ancien, l’Allemagne. Sont-ils tous irresponsables ou inconscients ? Je ne le crois pas.
Soyons pragmatiques ! Prenons des initiatives, que ce soient celles qu’ont suggérées nos collègues communistes ou bien d’autres qui s’inscrivent dans un cadre multilatéral, au niveau européen ou international : je les appelle de mes vœux. »