Le dogme néolibéral emmène l’Europe dans un mur

45th Munich Security Conference 2009: Dr. Angela Merkel (le), Federal Chancellor, Germany, in Conversation with Nicolas Sarkozy (ri), President, French Republic. by Sebastian Zwez [CC-BY-3.0-de (www.creativecommons.org/licenses/by/3.0/de/deed.en)], via Wikimedia Commons

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On serait inspiré, dans le débat européen qui peu à peu émerge, de ne pas s’en tenir aux vieilles formules, convoquer les blâmes du « populisme » face aux critiques trop virulentes et s’en tenir là. Car il faut bien prendre la mesure de ce qui se déroule sous nos yeux : un Etat souverain dégradé au rang d’un protectorat, sous tutelle. Un peuple mis en minorité, désespéré des humiliations qu’il subit, mais prié, par un gouvernement qu’il n’a même pas choisi, de s’y résoudre. Il n’y a pas, explique-t-on, d’alternative à l’austérité.

Il n’y a pas d’alternative : depuis trente ans, c’est la formule magique des libéraux. Voilà où nous sommes. Nous n’avons pas quitté le monde fabriqué par la « révolution conservatrice » de Reagan et Tatcher. Leurs héritiers n’ont pas abandonné la partie. Ils sont même plus offensifs que jamais. L’effondrement provoqué par leur fanatisme et leur aveuglement – moins de pouvoir aux Etats, plus de liberté aux marchés – ne les a rendus ni plus modestes ni plus prudents. Leur doctrine a mené à la déroute, mais ils s’y cramponnent, persuadés que ce n’est pas la doctrine qui a tort mais la réalité qui se trompe.

Il y a fort à parier que si demain se levait, parmi les Vingt-Sept, un nouveau Roosevelt, appelant à de profonds changements dans la fiscalité, la finance et le rôle des puissances publiques, il passerait pour un aimable farfelu ou, pire, un dangereux extrémiste. Les dirigeants européens n’ont pas renoncé à leur catéchisme néolibéral. Pour quel résultat ? Le désastre grec en dit long : le malade qu’on dit vouloir guérir se demande si le médicament n’est pas mortel.

Et tout cela, hélas, s’organise au nom de l’Europe. Cette saignée brutale et imbécile de leur pays, les Grecs devraient l’accepter au nom de la solidarité, sous peine de voir sombrer tout le continent. L’austérité ou la fin de l’euro. Est-il permis de s’indigner de ce chantage, sans être dans la seconde taxée de « populisme » ? Si l’idéal de l’unité européenne n’est plus invoqué que pour justifier des politiques rejetées par les européens, alors, et l’écrire me désole, cette Europe là ne pourra plus être la mienne.

J’entends évidemment les efforts de mes amis pour me rassurer : ce n’est pas l’Europe qui est en cause, mais les gouvernements de ses Etats membres, majoritairement conduits par la droite, Allemagne et France en tête ; l’Europe, disent-ils, n’est pas le problème mais la solution. Et puis, cette crise n’est pas la première, et les militants européens savent que l’Europe se construit par les crises, et par les réponses qu’elle leur oppose. Une tentative aussi audacieuse que celle de bâtir les « Etats-Unis d’Europe » ; de cultiver la paix après des siècles de conflits et de haines sur le sol européen ; de construire un espace politique supranational, où les décisions engageant l’avenir d’un continent portent plus loin que la courte vue des nations ; tout cela ne peut pas se faire en un jour.

Oui, évidemment. Mais on ne peut (faire) taire ses doutes indéfiniment. Impossible de négliger l’importance de ce qui est survenu ces derniers mois : en Grèce, un chef de gouvernement poussé au départ par ses homologues européens pour avoir envisagé de consulter ses concitoyens par référendum. En Italie, Berlusconi démis de ses fonctions par l’insistance des marchés. Je me suis réjouie de son départ évidemment, mais je ne peux ignorer qu’on a suspendu, à ce moment là, le droit d’un peuple à choisir ses dirigeants. Faudra-t-il s’habituer demain à ce que les dirigeants élus soient démis s’ils ne plaisent plus aux banques, aux traders et aux experts financiers ? Encore une fois, prenons bien la mesure de tout cela, et demandons-nous si, oui ou non, ce « tout cela » a encore à voir avec l’ idée que nous nous faisons de la démocratie, et de l’Europe.

« LE PARI DU ‘OUI DE GAUCHE’ EN 2005 A ÉCHOUÉ »

J’ai voté, en 2005, pour la Constitution européenne, tout en partageant bien des critiques émises contre ce traité. Soucieuse d’engranger les avancées, comme nous disions, j’étais sceptique quant à l’idée d’un sursaut qui aurait permis, après une victoire du « non », « de renégocier sur de meilleurs bases ». Les faits sont là : le « non » l’a emporté, sans bouleverser miraculeusement les rapports de force européens, déjà très favorables aux libéraux. Ce pari là a échoué. Mais l’honnêteté implique d’admettre que le pari du « oui de gauche » a échoué lui aussi. Là où nous espérions une étape supplémentaire dans l’intégration et la solidarité communautaires, l’alliance de la bureaucratie et de la finance a borné l’Europe à sa dimension étroitement instrumentale : faire l’Europe, mais au seul service de l’équilibre budgétaire, de la réduction de l’intervention publique et de l’expansion des marchés.

Il ne s’agit pas de mésestimer les « bonnes nouvelles » des dernières semaines. Plus de 100 milliards de restructuration de la dette grecque, ce n’est pas rien (certains en sont même à s’inquiéter du sort des banques contraintes d’abandonner une part de leurs créances, oubliant par là un peu vite qu’elles n’ont dû leur sauvetage, il y a deux ans, qu’à l’intervention massive des Etats). Reste que même un tel effort de « solidarité » ne saurait justifier la suicidaire stratégie mise en œuvre, que l’économiste américain Paul Krugman résume d’une formule : « pain without gain. » La souffrance, sans récompense. Enfoncer l’Europe dans le dogme de l’austérité, sans espoir d’en sortir.

Et il faudrait, parce que nous sommes profondément européens, nous satisfaire de cela ? S’inventer des raisons de se rassurer, en se disant que ça pourrait être pire, ou qu’on ne peut pas faire mieux pour le moment ? Il faudrait, au fond, faire comme nous l’avons fait depuis si longtemps, comme si nous n’avions rien appris de nos défaites, et notamment celle de 2005 ? Lorsque l’Irlande a rejeté par référendum le Traité constitutionnel, je n’étais pas très fière, comme démocrate et comme européenne, que la seule solution proposée soit alors… de voter une seconde fois ! Comment s’étonner de ce que les citoyens considèrent, s’agissant de l’Europe, que la seule réponse autorisée, quelles que soient les circonstances, est « oui » ? Et comment considérer qu’on peut durablement, en démocratie, avoir raison contre le suffrage universel ?

Alors que faire ? D’abord, cesser de penser et de parler dans des termes devenus obsolètes. Ne plus se sentir intimidés par notre propre volontarisme européen, et accepter de regarder l’Europe telle qu’elle est. Pas seulement telle qu’elle pourrait être, telle que nous voudrions qu’elle soit, mais telle qu’elle est, et apparaît, nue, aux yeux des européens.

Ensuite, refuser que le débat sur l’avenir de l’Europe se déroule dans l’assignation caricaturale entre « pro » et « anti » européens. Ce clivage, j’en suis convaincue, n’a plus de pertinence. Pour les jeunes de la génération Erasmus, il est même surréaliste : ils voyagent à Berlin, Prague ou Barcelone ; ils ont entamé leur vie d’adulte avec l’euro ; un jeune européen de leur âge leur est presque plus proche qu’un compatriote de 60 ans. Lorsqu’ils manifestent contre les mesures d’austérité, il faudrait dire qu’ils s’opposent à la construction européenne ? Et les militants syndicaux qui, unis dans toute l’Europe, s’opposent à la dérèglementation du marché du travail, dira-t-on qu’ils sont « anti-européens » ?

Admettons enfin qu’une crise exige bien davantage qu’un jugement moral. Elle impose de revenir aux questions elles-mêmes, sans se satisfaire des réponses anciennes. La marche arrière – le repli national – est une illusion. On l’a dit mille fois, avec raison. Mais la fuite en avant – « il n’y a pas d’alternative » – en est une également. Pour avoir confondu trop longtemps les fins et les moyens d’y parvenir, le credo européen est en passe de devenir une langue morte. Ce serait là une très douloureuse tragédie. L’éviter suppose de renoncer enfin aux arguments d’autorité. Il ne s’agit pas de blâmer l’Europe de ce qui ne lui incombe pas, mais de rappeler cette évidence première : la construction européenne ne vaut qu’en tant qu’elle est au service des Européens, et pas d’un dogme qui depuis trop de temps nous emmène dans un mur. Préférer l’intégrité du système bancaire au bien-être des citoyens, c’est préparer, bien plus sûrement que tout, le rejet de l’idée européenne par les peuples européens, l’effilochement de l’ambition communautaire en vingt-sept indifférences nationales. C’est peu dire que, pour éviter cela, les chemins proposés par Nicolas Sarkozy, Angela Merkel et les droites européennes sont sans issue. Mais cette nullité là ne saurait exonérer les gauches d’un réajustement, devenu crucial, de leur propre discours européen, et des actes qui s’ensuivent.

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